16/08/2013
Les jardins de Bomarzo
De Rome, il faut à peine une heure de route, en direction de Viterbe pour rejoindre, dans une vallée échancrée par les collines et les calanques de tuf, le village médiéval de Bomarzo. Les maisons, plantées sur un éperon rocheux, sont surplombées par le château Orsini. Il faut être attentif pour ne pas rater les panneaux indiquant, en contrebas, le«Parco dei Mostri», le parc des monstres. Discrétion ou indifférence, pour un jardin pourtant cité dans tous les livres d’histoire de l’art, oublié durant quatre siècles, redécouvert à la fin des années 30 par Dali, et depuis objet de fascination pour de nombreux artistes: Cocteau, Brassaï, Mandiargues ou Antonioni. Pat tenait à me le faire découvrir et à le découvrir lui-même. Il a eu raison. Cet endroit est terriblement magique. De la poésie pure. Nous devions y rester une heure et y avons presque passé la journée. Tant de beauté!
Avec l'aide du petit plan qui nous est fourni à l'entrée particulièrement insignifiante en construction préfabriquée au bout d'un parking non aménagé, on entre dans l'antre par une porte fortifiée accueilli par deux sphinx dédiés à l'empereur Auguste et qui transmettent leur message de bienvenue gravés dans la pierre grise à grandes lettres rouges majuscules en latin qui nous disent: "Si le promeneur aux sourcils froncés et aux lèvres serrées ne vient pas dans cet endroit, il ne sera pas non plus capable d'admirer les sept merveilles du monde" et "Toi qui entre ici sois très attentif et dis-moi si ces merveilles ont été réalisées par erreur ou bien comme forme d'art". On identifie alors chacune des statues et édifices qui jaillissent prodigieusement des gros blocs de pierre comme sortant de terre. Glaucus, d'abord, le pêcheur devenu divinité marine et qui amoureux de la nymphe Scylla demande un philtre d'amour à Circé qui en pince pour lui et qui métamorphose Scylla en monstre. L'expressivité de la sculpture est saisissante et perdure à travers les siècles.
Plus bas, en descendant un grand escalier de pierre aux marches éffritées par l'érosion, on découvre soudain une sculpture colossale et brutale: un Hercule au visage serein en train d'écarteler un homme, Cacus ou le mal incarné, qui ressemble déjà à un pantin. Une violence inouïe. " Le geste par sa brutalité commande aux yeux de se fermer", écrivait, dans son essai sur Bomarzo, André-Pieyre de Mandiargues. C'est une des pièces qui m'a le plus remuée tant elle est puissante et immense.
Plus loin, on tombe littéralement en arrêt devant la beauté de la Nymphe endormie ou bien Belle au bois dormant, comme elle est souvent surnommée. La grande nymphe, signifiant la pureté selon l'étymologie grecque couchée semble à mi-chemin entre le sommeil et la mort. Pirro Logorio voyait en elle l'image d'Ariane endormie entre un amour terrestre et un amour extra-terrestre. Elle saisit par sa taille et par son étonnante présence. Je suis restée devant un long moment, scotchée et fascinée.
En continuant la promenade, on va de surprises en surprises et d'émotions en émotions. On rencontre Furie dont l'origine remonte aux Erinyes grecques qui d'abord semblable aux Arpies est devenue la gardienne de la gloire nationale et de la fertilité de la terre. Son étonnante queue de dauphin lui confère une grâce particulière et l'associe au monde marin. Spectaculaire.
Plus loin encore, on croise une grotte moussue où se nichent trois grâces, on découvre un Neptune majestueux, puis un dragon assailli par chien, lion et loup, les crocs plantés dans ses chairs ; un éléphant enserrant de sa trompe un légionnaire ; une grande déesse nue dont la nuque est entourée d’angelots. «Un nu à la fois voluptueux et naïf, rongé par les intempéries, détérioré, couvert de taches de moisissure et de mousse», décrit la romancière néerlandaise Hella S. Haasse dans son livre sur le bois des monstres. Des statues barbares, surgissant de la terre. Une profusion de virtuosité qui donne le tournis. Comme cette petite maison penchée, bâtie toute de biais, au bout du jardin. On la dirait repoussée par la main d’un géant, assez clément pour l’épargner au bord de la chute.
On tombe enfin sur une énorme tête, pétrifiée dans un cri d'épouvante. C'est "L'Ogre", un des noms du roi des enfers. Il prend un aspect de plus en plus féroce au fur et à mesure que la végétation le couvre nous dit le petit guide et son expression change selon l'heure et la lumière. C'est de loin la sculpture la plus photographiée et visitée. Devenue l'emblème de Bomarzo, ce masque géant exprime très bien l'impuissance désespérée de celui qui se sent frappé par son destin. On a le sentiment d'entendre crier du fond de la pierre taillée.
Objet de maintes recherches historiques depuis sa redécouverte, minutieusement ausculté par l’Institut d’histoire de l’architecture de Rome, le bois sacré (au sens de magique) de Bomarzo, si différent des jardins géométriques de la Renaissance italienne, reste une énigme. Personne encore n’a tranché sur le sens de cette collection de statues ou du parcours labyrinthique que dessine le bois. La plupart des chercheurs s’accordent sur la personnalité du concepteur, le maître de Bomarzo, le duc Vicino Orsini. Né en 1523, dans une prestigieuse famille romaine, au service des Etats pontificaux, l’homme était un fin érudit, qui se faisait envoyer de Rome les livres les plus récents. A 37 ans, las des campagnes militaires, de la cour et des villes, il se retire à Bomarzo pour savourer enfin la vie familiale et rurale. Mais son épouse adorée, Giulia Farnèse, meurt. En proie à la mélancolie, le duc se fait «citoyen des bois» et s’emploie jusqu’à sa mort, qu’on situe en 1586, à parfaire sa résidence, pour «épancher son âme», comme l’indique une inscription sur l’une des sculptures. Une des versions de l'histoire de ce jardin qui laisse rêveur. Ces «merveilles» au sens où l’entendaient les maniéristes, eux qui cherchaient à s’affranchir des normes, des règles de l’anatomie comme de la réalité : par l’extravagance, le monstrueux ou l’exotique, voulant éblouir, étonner, et susciter ainsi le questionnement, la réflexion philosophique sur nos peurs d’humains, ne quittent pas ma mémoire depuis que je les ai croisées. C'est certain, sur moi, le charme de Bomarzo a vraiment opéré...
08:11 Publié dans art, art de vivre, écriture | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : art, art de vivre, découverte, photographies, écriture, jardin, sculptures, émotion, partage, humain
Commentaires
Absoluement géniale cette découverte avec une guide toute aussi géniale dans sa présentation. Malgré mes origines italiennes et mon interêt pour l'art de la renaissance j'avoue honteusement que j'ignorais tout de ce jardin des délices et de la mythologie romaine. Même les grands artIstes modernes que tu cites n'avaient pas réussi à soulever le moindre intérêt en moi pour ce trésor caché. J'aimerais bien savoir si il existe un ouvrage récent sur cette recherche historique en Français?
Mais déjà d'avoir ton reportage photo avec tes commentaires cest super!
un grand, grand merci.
Écrit par : alex-6 | 16/08/2013
Merci Alex. Merci infiniment.
Il y a bien un ouvrage que je me suis commandé aux éditions Actes Sud:http://www.laprocure.com/jardin-bomarzo-sheeler-jessie/9782742768325.html
Sinon le livre de Hella S. Haasse , c'est un roman et ce jardin s'y prête tellement...
Écrit par : helenablue | 16/08/2013
Merci pour cette visite tout à fait captivante.
Au fil des mots et des images, où la proportion humaine laisse pantois devant tant de gigantisme sculpturale.
Écrit par : Lorka | 16/08/2013
1000 merci pour cette découverte, Hélène ! Captivant, c'est le mot, comme l'affirme Laure. Par ailleurs je rejoins dans le regret et la confusion le mea culpa d'Alex. En effet, romain de naissance et d'enfance (> 8 ans) et des retours fréquents dans ma ville natale, j'ignorais totalement cette merveille, pire, je n'en ai jamais entendu parler. Haro sur mon pauvre grand-père qui, à une époque conservateur du patrimoine historique a bassina toute mon enfance de Romains, de Grecs, d'Étrusques et de leurs vestiges et m'a laissé ignorer ça. Même si dieu (auquel lui semble avoir cru) lui pardonne cette faute avunculaire, les Orsini doivent s'en retourner dans leurs tombes.
Quoiqu'il en soit, Alex-6 : il y a un bel article sur Wikipedia, qui mentionne e.a. un essai d'André Pieyre de Mandiargues, "Le Belvedere" où il décrit les monstres de Bomarzo (d'ailleurs en vente sur Amazon - pas les monstres, le bouquin).
Écrit par : giulio | 16/08/2013
merci, helenablue pour vos textes et si jolies photos... cela me rappelle bien des souvenirs maintenant lointains que je revis grâce à vous
Écrit par : Jacques Chesnel | 16/08/2013
Citer André Pieyre de Mandiargues est la marque d'un passeport pour aller vers l'étrange et le fantastique.
Merci pour la visite, on vous suit avec plaisir !
Écrit par : Dominique Hasselmann | 16/08/2013
@ Lorka :
Tu aimerais beaucoup je crois, il se dégage tant de tendresse et de force à la fois de ces statues que ça laisse rêveuse, vraiment...
Écrit par : helenablue | 16/08/2013
@ Giulio:
Captivant en effet et envoûtant. Les photos ont du mal à rendre le fascinant de ce jardin complètement étourdissant. L'immensité des pièces, leur manière d'être là depuis des siècles et tout l'amour qu'il s'en dégage. On sort de cette visite chamboulé et attendri. Dommage en effet, que ton grand-père ne t'en ai pas parlé.
J'espère que tu iras à ton prochain voyage, ça vaut vraiment le détour!
Écrit par : helenablue | 16/08/2013
@ Jacques Chesnel:
Heureuse de vous faire revivre de doux souvenirs. C'est le genre d'endroit qu'on oublie pas...
Écrit par : helenablue | 16/08/2013
@ Dominique:
Merci à vous. J'ai eu un plaisir fou à visiter cet endroit, à prendre des photos en vue de garder une trace et de partager ici ce que je découvrais avec tant de grâce. C'est un plaisir aussi que de communiquer ces enchantements et ces rencontres. Toute la magie du blog est là aussi," exponentielisant" si je puis dire ainsi nos ressentis. C'est bon de partager, ça enrichit et ça inspire, ça donne envie...
Écrit par : helenablue | 16/08/2013
Superbe découverte pour moi aussi.
Bien aimé cette image, en particulier, d'une petite maison penchée que la main d'un géant aurait repoussée... Beau partage, merci!
Écrit par : Le Plumitif | 17/08/2013
@ Plumi:
Elle est incroyable cette petite maison, on peut y entrer et la sensation à l'intérieur est tout à fait étrange, on a l'impression d'être ivre, on titube, on ne tient pas debout sans y réfléchir. On y mesure à quel point la verticalité est indispensable et qu'on ne pourrait pas vitre penché !
Écrit par : helenablue | 17/08/2013
et dans la bouche de l'ogre ? c'est quoi comme sensations ?
Écrit par : Lorka | 17/08/2013
@ Lorka:
Dans la bouche de l'ogre on s'attable. Quand on crie à l'intérieur, ça raisonne. Bon nombre d'enfants s'y essayent comme pour conjurer la peur! Pour ma part, c'est une sensation de puissance dedans qui m'a traversée, comme si la vie quoi qu'il arrive reprend ses droits. Et comme tu le sais, c'est très symbolique pour moi !
Écrit par : helenablue | 17/08/2013
Ah, là j'en bave d'envie ! quel endroit de rêve !
Écrit par : anne des ocreries | 22/08/2013
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