L'après-midi touche à sa fin, je n'ai eu que quelques personnes de passage pas motivées qui font les boutiques comme d'autres les musées. Elles regardent, elles passent le temps, souvent entre copines. L'heure tourne. L'attente est une chose compliquée à gérer. Dehors, il se met à pluviner, c'est vrai, on est déjà l'automne, comme le temps passe vite. Madame Decourcelles entre avec sa fille. Je les trouve chouettes ces deux-là, elles ont une belle relation, une belle complicité. Celle que toute fille aimerait avoir avec sa mère. Elles sont chaleureuses l'une avec l'autre et aiment s'habiller, chacune avec son style. La maman, de taille moyenne, très féminine porte ce jour là une robe bleue nuit que je lui ai vendue l'année dernière avec une cape en lainage beige. Son sac, toujours trop petit pour ce qu'elle veut y mettre déborde, dévoile son coté foutraillou. Elle a dans l'autre main un paquet de bouquins. On a souvent entre nous des discussions littéraires entre l'essayage d'un jean ou d'une paire de bottes, c'est drôle. Sa fille, belle plante de vingt-huit ans a de longs cheveux chatains qui lui arrivent jusqu'au creux du bassin, elle porte toujours des chaussures aux talons vertigineux qui lui donnent une démarche bien à elle. Elle aime les pantalons moulants et la soie, la douceur, les belles matières. Rose, c'est son prénom, a une voix qui me plait, un peu cassée, un peu grave et a une grande confiance en moi quant à savoir ce qui lui va.
- Hello Blue!
- Hello Rose, ça fait plaisir de vous voir...
- Tu n'a eu personne? C'est d'un calme en ville, on se croirait en plein mois d'Août!
- Aujourd'hui c'est particulièrement désert, je ne sais pas ce qui se passe encore...
- La grand-place est bloquée, personne ne peut y passer, et puis il y a des tonnes de travaux partout, on a mis plus d'une heure pour arrriver jusqu'ici, peut-être que ça décourage les gens de venir en ville?
- Oui, c'est certain, tout ce qui bouleverse les habitudes de chacun n'est pas bon pour le commerce! Mais bon, restons positifs. Haut les coeurs! Qu'est-ce que je peux faire pour vous deux?
- On vient chercher un coup de foudre! T'as peut-être une idée?
- Une seule! Tu plaisantes je suppose, j'en ai mille pour toi et tout autant pour ta maman. Je vous montre?
Elles sourient toutes les deux, elles me connaissent bien, elles savent le plaisir que j'ai à les habiller. Je montre une cape en cachemire taupe bordé d'un col en mouton retourné à l'une avec un jean enduit chocolat glacé et un chemisier en soie gris perle. Je sors également pour Rose un pantalon en jersey noir ultra-fitté avec un gros pull en maille tricoté main gris beige,un top drapé en maille grise et un poncho anthracite à glisser dessus extra-large, avec sa paire de Louboutin bleu canard, ça devrait envoyer du lourd. Hé,hé.
- Hé, Blue? C'est quoi ce livre, L'insatiable Homme-Araignée, j'adore cet éditeur!
- C'est un écrivain cubain, un recueil de nouvelles, ça décoiffe, j'aime son language cru et direct et puis ça me permet de comprendre mieux La Havane. J'y suis allée cet été.
- A Cuba?
- Oui, à Cuba. D'abord Trinidad et puis ensuite La Havane. J'y suis restée une dizaine de jours. Chez l'habitant. Un pays étonnant plein de contrastes.Une lumière à couper le souffle. Les mojitos, la musique, les couleurs, la chaleur...
J'esquisse un pas de danse. Elles rient. Nous passons aux essayages. Des Ah, des Oh, des j'adore, des Oh My God. J'ajoute sur chacune d'elle des écharpes, des colliers. C'est la fête! Je monte un peu le son de la musique, justement c'est de la musique cubaine. On est toutes les trois en foufelle. Je sens l'inspirtaion grandir et je leur fait essayer une robe en soie imprimée poil de bête avec une immense étole en laine bouillie et des bottes en cuir cognac, c'est superbe, Madame Decourcelles n'en revient pas elle-même tellement ça lui va bien, je continue et l'encourage à endosser un magnifique manteau noir cintré au grand col drapé qui lui donne un port royal. Elle tombe en pamoison, mais, devant le prix me dit qu'elle doit voir ça avec son mari. Je le connais, c'est un gentil avec sa femme, je sais qu'il lui dira oui. Rose, pendant ce temps farfouille dans la boutique et revient avec à la main un blouson en cuir comme on les aime, souple, sensuel, avec les manches tellement longues qu'on les plisse, ce qui donne encore plus de peps, c'est looké. Elle l'enfile, il lui va comme un gant.
- Blue, c'est une tuerie!
- Oui, une tuerie, tu l'as dit!
- C'est énervé, la vache, trop beau, trop beaaaauuu !
C'est énervé, quelle drôle d'expression. Heureusement que la veille au soir parlant des mots qu'emploient les jeunes, mon fils m'en avait appris la signification quoiqu'à voir Rose en pleine adoration j'ai compris de suite ce que ça voulait dire. Je vois sa mère me faire un clin d'oeil. Elle va lui offrir pour son anniversaire. L'année dernière elle lui avait pris à la même époque un sac à main terrible, et le blouson avec ce sac, ça sera juste pas croyable! Rose ne va pas en revenir. On continue à babiller et finalement elles se rhabillent. " Bon passons aux choses sérieuses, Blue. Si je prends ça, ça et puis ça aussi, ça me fait combien?" me demande Rose de sa voix rauque. Je lui annonce la couleur en lui montrant le chiffre sur la calculette, elle dit " oups!" et très vite "OK!". Sa maman me fait la même demande, mais je la connais, elle a déjà fait le calcul dans sa tête. Pour la forme je lui refais, elle me dit " C'est bien ce que je pensais, je me ruine chez vous Blue!". Elles me tendent toutes les deux leur carte bleue et m'invitent à boire avec elles un verre puisqu'il est sept heures passés. J'accepte. Je leur dit de m'attendre au bistrot d'en face, le temps que je ferme. Je suis touchée, non seulement ces femmes m'achétent et en plus veulent me remercier. Je coupe l'electricité, fini les feux de la rampe. J'éteins la musique. Je sors et descend la grille. Je vérifie une dernière fois que la porte est bien fermée. Je pousse un soupir. La journée est finie. Je pars boire un mojito avec deux futures amies. Ce métier a du bon aussi.